02 mai 2024|Sciences Po Bordeaux

Responsabilité Territoriale des Entreprises

Une expertise en devenir

À l’instar du territoire de la Nouvelle-Aquitaine, du Département de la Gironde ou de Bordeaux Métropole, Sciences Po Bordeaux est devenu une place forte de la Responsabilité Territoriale des Entreprises, portée notamment par sa Chaire TerrESS.
Atrium de Sciences Po Bordeaux

« Entreprendre en collectif et de façon responsable pour le bien commun d’un territoire ». La définition de la RTE de Timothée Duverger a le mérite d’être simple, claire et concise. L’ingénieur de recherche à Sciences Po Bordeaux connaît son sujet à plus d’un titre. Il est chargé de mission à l'économie sociale et solidaire et au développement durable au sein de l’Institut, chercheur au Centre Émile Durkheim et fondateur de la Chaire Terr’ESS. « La RTE, qui découle d’une certaine manière de l’ESS, tire son fondement de logiques coopératives » insiste l’intéressé. Toutes les actions qu’il incarne sont le fruit de travaux participatifs, sous la forme d’ateliers ou d’une réflexion collective. Dans cet esprit, il a été sollicité pour participer aux travaux de l’Impact Tank, premier think-and-do tank européen dédié à la valorisation et la mise à l'échelle d'innovations sociales à impact positif, qui a remis en avril 2024 son rapport Mesurer l’impact social & l’ancrage territorial des entreprises à Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des Entreprises, du Tourisme, de la Consommation et de l’ESS. Timothée Duverger, en qualité de rapporteur du groupe de travail, a eu l’occasion de présenter les grandes lignes de ce rapport lors d’une grande conférence à Paris au Conseil Économique et Social intitulé « changer le système » en présence de Gabriel Attal. Il a notamment évoqué les quatre axes du rapport : une revue de littérature sur les engagements territoriaux de l’entreprise, un recensement des initiatives, un outil de mesure d’impact des actions mises en œuvre, et des recommandations en matière de RTE à destination des entreprises comme des pouvoirs publics. « C’est au niveau du territoire que se construisent les solutions, c’est l’échelon où l’on peut encore bâtir des compromis dans une société de plus en plus polarisée » a-t-il dit lors de cette journée, en précisant le rôle majeur de l’entreprise. L’un des enjeux de ce document accessible ici  – et c’est loin d’être le seul – consiste justement à changer de paradigme dans le rapport des entreprises à leur territoire. Autrement dit, une entreprise ne doit pas tant se servir du territoire et de ses ressources que le servir, contribuer à son bien commun. Cette opinion est partagée par 96% des Français selon une enquête Harris Interactive en partenariat avec ESS France.

Terr’ESS donne chair à la RTE

Créée en 2020, la chaire TerrESS vise à consolider et développer la formation, la recherche ou la valorisation de l’ESS comme modèle de développement des territoires, avec l’appui de son comité scientifique présidé par Robert Lafore, ancien directeur de l’établissement et référence dans le secteur des politiques sociales, dont il est important de rappeler l’héritage. Elle est animée avec l’appui d’une ingénieure de projet, Amélia Gustave, dont le poste est partagé avec la Chambre régionale de l’ESS Nouvelle-Aquitaine où elle est chargée de recherche et de prospective. Le projet de la chaire s’est affirmé au cours de travaux sur la Responsabilité Territoriale des Entreprises, qui ont pris deux directions. D’abord, la chaire a publié un ouvrage collectif sur le sujet, dirigé par Maryline Filippi, professeure d’économie à Bordeaux Sciences Agro et chercheuse associée à l’INRAE-AgroParisTech Paris-Saclay, dont les travaux de référence sur l’ancrage territorial des entreprises ont fourni le support théorique. Xabier Itçaina, chercheur au Centre Émile Durkheim et spécialiste des dynamiques territoriales de l’ESS, y est étroitement associé. Ensuite, la chaire a organisé des ateliers collaboratifs en 2022-2023, qui ont mobilisé près d’une trentaine d’acteurs économiques, sociaux et environnementaux du territoire sur plusieurs temps de rencontres et d’échanges pour aboutir à la publication d’un livre blanc en partenariat avec Invest in Bordeaux et ATIS (Association territoires et innovation sociale). Celui-ci pose les bases de la notion de territoire, de RTE, de ses différences avec la RSE ou encore de l’ancrage territorial. « Crise sanitaire, climatique, géopolitique… de nombreux éléments de bascule vont dans le sens d’une autre approche de l’économie. Les attentes sociétales en termes de proximité, de coopération et de préservation des ressources amènent à un retour au territoire », analyse Timothée Duverger.

La transversalité de la RTE aux questions sociales et environnementales

Dans le cadre de ses recherches, la chaire cherche à défricher cette nouvelle façon de concevoir le développement économique et son ancrage territorial. Cette approche s’est vérifiée lors de son nouveau cycle d’ateliers pour l’année 2023-2024 sur la thématique des salariés aidants, « une bombe sociale à retardement » selon les propres mots de Timothée Duverger. Le sujet concerne aujourd’hui 8 à 11 millions de personnes vivant en France. Tout indique que le chiffre va augmenter sous l’effet conjugué du vieillissement de la population et des difficultés croissantes de prise en charge des personnes à mobilité réduite ou souffrant de pathologies physiques ou psychiques. En focalisant sur la cohorte des salariés aidants, Terr’ESS questionne un autre aspect du monde de l’entreprise. Même si celui-ci s’avère plus social qu’économique, les deux volets sont intrinsèquement liés comme les ateliers l’ont démontré. Ce travail d’investigation va donner lieu dans les mois qui viennent à une publication de la chaire et ses partenaires Invest In Bordeaux, la MSPB Bagatelle, la CRESS Nouvelle-Aquitaine et AG2R La Mondiale. Le document fera un état des lieux de la situation des salariés aidants aujourd’hui, dressera des perspectives et suggérera de bonnes pratiques. Si l’entreprise est en première ligne sur cette question (50% minimum des aidantes et des aidants sont salariés), cette étude atteste que les organisations ne sont pas en mesure de gérer cette problématique seule. Une dynamique territoriale doit donc se mettre en œuvre, impliquant l’interaction et la mutualisation d’un large spectre d’acteurs, du médico-légal au politique, de l’entreprise aux associations, des managers aux salariés. Par ce biais, Terr’ESS entend démontrer qu’une stratégie de RTE peut être un levier pour aboutir à des solutions de proximité sous réserve de réunir toutes les parties prenantes autour d’une vision partagée.

La parole aux acteurs

La Nouvelle-Aquitaine a fait partie des régions pionnières en matière de déploiement d’une politique dédiée à l’économie sociale et solidaire. Elle est donc particulièrement sensible à la RTE et a financé à ce titre un programme de recherche diligenté par Bordeaux Sciences Agro, représenté par Maryline Filippi, et la Chaire TerrESS, objet par ailleurs de la publication du livre Agir pour la Responsabilité Territoriale des Entreprise. Marie-Laure Cuvelier, Conseillère régionale déléguée à l’ESS Région Nouvelle-Aquitaine, nous explique dans son interview à lire ci-dessous comment le politique peut agir pour favoriser la RTE. Frédéric Gleyze, Directeur du Développement Économique de InCité Bordeaux Métropole Territoire, témoigne aussi de l’action de ce bailleur social sur la thématique du logement dont chacun connaît l’acuité des difficultés. Magali Novion, Chargée du Développement et de la Coopération de la fabrique POLA, relate pour sa part la destinée de ce collectif à vocation artistique et culturelle en mettant en avant le rôle central de la coopération dans une structure de ce type. Le Département de la Gironde est aussi très impliqué dans l’ESS au même titre que Bordeaux Métropole ou encore la Ville de Bordeaux. Cette dernière, capitale mondiale de l’ESS depuis 2021, vient d'être désignée ville hôte de la 7e édition du Forum mondial de l'ESS en 2025 par le Global Forum for Social and Solidarity Economy (GSEF). Timothée Duverger a été chargé d’en présider le comité scientifique. Logique dès lors que Sciences Po Bordeaux constitue un point névralgique en la matière. L’Institut propose à ce titre en formation initiale un master Économie sociale et solidaire et innovation sociale (ESSIS) et, en formation continue, un master Stratégie, territoires et projets innovants dans l’économie sociale et solidaire (STPI-ESS) qui font aujourd’hui référence en la matière. Autant de preuves que Sciences Po Bordeaux et son territoire constituent pour la RTE une place forte en devenir !

Marie-Laure Cuvelier, Conseillère régionale déléguée à l’ESS Région Nouvelle-Aquitaine

Le chemin de la RTE est inspirant

La Région Nouvelle-Aquitaine a financé un programme de recherche sur la Responsabilité Territoriale des Entreprises (RTE), donnant notamment lieu à l’édition d’un livret sur le sujet (lire ci-dessous). Pourquoi ?

La Nouvelle-Aquitaine déploie depuis 10 ans une politique volontariste dédiée à l’économie sociale et solidaire, rendue possible par la loi ESS de 2014. La RTE étant dans l’ADN de l’ESS, il est logique que nous nous en saisissions. Cette volonté figure dans la feuille de route Néo Terra II1 de la Région. Cette démarche est salutaire car la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) a montré ses limites. Elle permet en effet à des entreprises « hors sol » et non-vertueuses dans l’objet de leur activité de bien figurer dans certains classements destinés à valoriser les entreprises « durables ». L’objectif de la Nouvelle-Aquitaine est donc de prioriser les projets qui s’inscrivent vraiment dans une démarche d’ancrage territorial adossé à des pratiques et des valeurs « responsables ». C’est tout le sens de la RTE.

Au-delà d’une feuille de route, comment « le politique » peut-il agir pour favoriser cette RTE ?

Tous les indicateurs montrent une diminution des moyens publics, ce qui impose d’optimiser nos actions. L’une des solutions est d’agir en complémentarité à l’échelle d’un territoire. Cela nécessite de mieux appréhender les différents échelons institutionnels, et de se coordonner pour ne pas doublonner. Autrement dit, se mettre tous autour de la table pour identifier les projets et, au regard des compétences et des domaines d’intervention de chacun, de favoriser les logiques de coopération. Nous avons la chance dans l’aire métropolitaine de Bordeaux d’être alignés politiquement sur la question de l’ESS et de la RTE avec la Région, le Département, la Métropole et la Ville de Bordeaux, ce qui nous permet d’agir de cette façon. Il s’agit d’ailleurs d’une mise en abîme puisque l’ESS et la RTE ne se conçoivent pas sans un mode coopératif et la mise en place de nouvelles approches en termes de gouvernance des projets dans lesquels le citoyen occupe une place de choix.

 À titre personnel, vous avez 15 ans d’expérience de l’ESS et des tiers-lieu. Quel est votre regard « de terrain » sur ces questions ?

J’accompagne effectivement les porteurs de projets, les collectivités, les organismes publics et privés, les coopératives et les associations dans des projets d’espaces de travail collaboratif et d’innovation sociale hors Nouvelle-Aquitaine. La région a lancé un programme de recherche afin d’affiner ce concept, de l’analyser, et de tirer des enseignements car nous avons aujourd’hui le recul nécessaire. Le but est de le rendre « concret », sans prétendre qu’il s’agit de la panacée universelle. Nous devons d’ailleurs tirer des enseignements des échecs pour proposer des recommandations et des bonnes pratiques. La RTE, c’est savoir se poser des questions simples : pourquoi s’installer dans ce territoire ? Comment créer des synergies et sortir d’une logique de silo ? Comment analyser les besoins locaux et créer avec ses acteurs publics, privés, associatifs et citoyens l’envie de proposer une activité économique, sociale ou environnementale précautionneuse du territoire et de ses habitants ? Le chemin est inspirant, à l’image de ce tiers-lieu dans un petit village de Bretagne (le Champ commun à Augan) : 2 habitants avaient constaté que 30 minutes de voiture étaient nécessaires pour acheter une baguette de pain le dimanche. Partant de ce besoin concret, ils ont créé une épicerie qui vendait le pain du boulanger local le dimanche, préservant ainsi son seul jour de repos. Leur offre s’est étoffée au fil du temps avec les producteurs locaux, puis de nouveaux services émanant directement des besoins de la population. Aujourd’hui, c’est un restaurant, un bar, une salle de spectacles, une auberge, et c’est aussi le premier employeur du village, en société coopérative avec 10% des habitants du village sociétaires… un projet exemplaire en matière d’ancrage local et de responsabilité territoriale !

1 Rattaché à l’objectif de « placer l’humain et l’équilibre des territoires au cœur du développement économique », Néo Terra formule l’engagement « d’expérimenter la Responsabilité Territoriale des Entreprises (RTE) avec les acteurs publics et les acteurs privés pour co-construire des solutions nouvelles et développer les territoires, particulièrement ceux qui sont les plus frappés par la crise ou les plus concernés par le changement climatique ».

 

Le livre Agir pour la Responsabilité Territoriale des Entreprises
La région Nouvelle-Aquitaine finance un programme de recherche co-porté par Bordeaux Sciences Agro et la Chaire TerrESS, représentés respectivement par Maryline Filippi et Timothée Duverger. En lien étroit avec la feuille de route Néo-Terra II de la Région, ce programme est destiné à explorer concrètement la RTE, associant universités, entreprises locales et société civile, pour élaborer des recommandations concrètes et des bonnes pratiques en matière de RTE. Ce travail de recherche a déjà débouché sur la rédaction d’un livret baptisé Agir pour la Responsabilité Territoriale des Entreprise. Très didactique, il propose en une cinquantaine de pages de comprendre dans un premier temps la RTE et son écosystème : définition, mesure, l’ESS et le territoire, la distinction entre RTE et RSE, etc. L’ouvrage décrypte ensuite les dynamiques de la responsabilité territoriale des entreprises à travers trois actions : coopérer, redistribuer et expérimenter, le tout avec des données et outils, comme le programme IMPACT, mais aussi des pistes pour se former à la coopération ou "comment commencer", par exemple. Le document gratuit et accessible en ligne propose enfin différents exemples de démarches, d’initiatives ou d’actions qui s’inscrivent dans le droit fil de la RTE.

Frédéric Gleyze, Directeur du Développement Économique de InCité Bordeaux Métropole Territoire

« Crise du logement : la RTE peut apporter des solutions »

Quelle est votre définition de la Responsabilité Territoriale des Entreprises ?

Géographe de formation, j’ai été sensibilité au concept « de développement local » qui a marqué les années 2000. Il évoque le principe d’une dynamique économique et sociale générée par des acteurs locaux sur un territoire donné pour son développement harmonieux et durable. Pour autant, il est nécessaire de dépasser la notion « de proximité ». Car s’il faut bien évidemment avoir conscience de l’impact de son action localement, il ne faut pas limiter les contacts avec le monde extérieur et s’enfermer dans sa bulle. La responsabilité territoriale des territoires que nous cherchons à exprimer à travers InCité Bordeaux Métropole Territoires tient dans cet équilibre et cette articulation entre notre rôle d’aménageur et l’action publique au service de son territoire par des actions concertées.

Comment se traduit-elle concrètement dans l’activité de InCité Bordeaux Métropole Territoire ?

Si Bordeaux a été l’épicentre historique de l’action de InCité, nous développons aujourd’hui des programmes d’aménagement sur Libourne ou Castillon-la-Bataille. Ils s’inscrivent dans une logique de mixité inscrite dans notre ADN et notre statut social. La question du logement dans une logique de RTE implique d’intégrer un axe économique et social, avec le maintien ou le déploiement de services de proximité. Nous comptons ainsi 75 locataires aux activités commerciales et artisanales, dont un tiers résulte de l’économie sociale et solidaire aux aménités très fortes.

La RTE peut-elle être un moyen de lutter ou du moins de lisser la crise récurrente du logement ?

Notre marché subit de plein fouet des données macro-économiques de l’économie globalisée étrangères au territoire mais qui nous impactent, de la hausse des taux d’intérêt à celles du coût de la construction. Des contraintes nationales sur le logement pèsent aussi sur les bailleurs sociaux. Dans ces conditions, comment la RTE peut-elle être source de solutions ? En rapprochant l’offre de la demande, en mettant en synergie des besoins et des capacités de production, en optimisant les coûts de réflexion et d’ingénierie des opérations immobilières… Je crois aussi que le modèle coopératif de l’ESS n’est pas suffisant exploité à grande échelle. C’est ce que nous essayons de prouver à InCité Bordeaux Métropole Territoire en trouvant le bon curseur avec nos partenaires territoriaux, publics et privés : collectivités, entreprises publiques, architectes, entreprises locales, etc.

Question plus personnelle pour finir. Pourquoi avez-vous suivi en formation continue l’Executive Master Stratégie Territoires et Projets Innovants dans l’ESS de Sciences Po Bordeaux ?

J’ai obtenu par la formation initiale un Master Géographie et Cartographie en 1999 et je travaille depuis plus de 20 ans maintenant. J’avais envie de compléter mon parcours académique par une formation transversale afin de m’ouvrir encore plus au champ de l’ESS que je touche du doigt par ma fonction mais que je n’avais jamais appréhendé dans sa globalité. Cette formation suivie de novembre 2021 à décembre 2023 facilite la constitution des dossiers dont j’ai la charge. Elle m’apporte une ouverture d’esprit et un apprentissage théorique riche, en complément de rencontres très intéressantes dans le cadre de ce cursus. Je dispose enfin d’outils concrets qui participent à la mise en œuvre de la RTE.

InCité Bordeaux Métropole Territoires, un bailleur social atypique
Société d’économie mixte, InCité Bordeaux Métropole Territoires tient une place à part sur le marché immobilier. Depuis plus de 60 ans, ce bailleur social développe la production de logements à des prix de loyer très accessibles dans des secteurs de forte tension, dans le centre ancien de Bordeaux mais aussi à Lormont et Cenon et, plus récemment, sur l’aire métropolitaine. Au total, InCité Bordeaux Métropole Territoires gère un patrimoine de près de 2 000 logements, dont 1 300 logements non conventionnés. En associant son activité d’aménageur et de bailleur social, InCité a su créer avec le concours des collectivités – mairie de Bordeaux et Bordeaux Métropole – ainsi qu’avec ses partenaires, les conditions nécessaires à la production d’une offre locative ou d’accession à la fois sociale et de grande qualité.

Magali Novion, Chargée du Développement et de la Coopération de la fabrique POLA

L’incarnation des valeurs de l’ESS en lien avec le territoire

Comment est née la fabrique POLA et en quoi ses valeurs sont en phase avec l’économie sociale et solidaire ?

La fabrique POLA est née en 2002 d’une dynamique d’artistes plasticiens et d’associations culturelles qui, au-delà de leurs activités propres, éprouvaient le besoin de créer un espace intermédiaire et un lieu d’échange en commun pour se développer autrement, afin notamment d’agir sur les précarités spécifiques des artistes du champ des arts visuels et défendre une rémunération juste de leur travail. Ces acteurs ont pensé un lieu dont les prérequis, l’énergie, les aspirations et le mode de fonctionnement épousent les valeurs de l’économie sociale et solidaire, moins connue à cette époque qu’aujourd’hui. Parmi ce socle, la notion de collectif et sa capacité à entrer en coopération avec son écosystème territorial, dans toute sa diversité, a été moteur dans la structuration du projet et son essor. Elle explique à mon sens pourquoi, plus de 20 ans plus tard et grâce à cette vision partagée, la fabrique POLA existe toujours, mais en plus se développe fortement (lire ci-dessous).

En quoi la fabrique POLA dépasse-t-elle le seul cadre culturel et comment s’inscrit-elle finalement dans une démarche de responsabilité territoire des entreprises (RTE) ?

La fabrique abrite aujourd’hui 25 structures qui couvrent un champ très large d’activités issues du monde de l’architecture, de l’art contemporain, de l’édition, du graphisme, du numérique, de l’audiovisuel, de l’impression, de l’illustration, de l’ingénierie culturelle, etc.

Cet agencement coopératif prend appui sur la dynamique des compétences et des savoir-faire en présence pour co-construire ensemble une sécurisation des parcours professionnels, créer des offres de services communes en matière d’information, de conseil, de formation et d’accompagnements de terrains. Elle est en interaction avec les acteurs et les personnes du territoire, soit dans une démarche d’accueil au sein des espaces de la Fabrique, soit dans des actions hors-les-murs, dans l’espace public.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

Nous déployons depuis 2018 un programme d’insertion (Orient’Express) co-financé par France Travail et le Département de la Gironde à destination d’artistes ou de porteurs de projets en lien avec le champ des arts visuels demandeurs d’emploi ou au RSA. Nous avons mobilisé les ressources de la Fabrique pour aider ces personnes à penser leur devenir professionnel grâce à un accompagnement d’une durée de trois mois. Le vécu, l’expertise et l’expérience des membres de Pola ainsi que son réseau leur sont profitables, dans une logique de communauté d’entraide. Nous avons aussi créé un dispositif gratuit et itinérant au cœur des quartiers sur les deux rives, la Fabrique collective, proposant un programme de découvertes des pratiques artistiques par « le faire ». Il permet, dans un principe « d’aller vers », de créer des prétextes à la rencontre, pour des personnes de tous âges, autour d’une pratique artistique, directement dans leur cadre de vie, au pied de leur immeuble.

Vous faites aussi partie des personnes qui ont suivi la dernière formation continue Executive Master Stratégie Territoires et Projets Innovants dans l’ESS de Sciences Po Bordeaux. Pourquoi ?

J’avais déjà par le passé entamé une formation académique à l’ESS et je souhaitais la clôturer, en bénéficiant des modalités d’apprentissage de Sciences Po Bordeaux et de son exigence intellectuelle. J’éprouvais en outre le besoin de m’outiller théoriquement, notamment pour parfaire la relation partenariale avec les autres acteurs. J’ai aussi mis des mots sur les actions de la Fabrique POLA, qui s’inscrit dans une action militante et une pratique très expérientielle de l’ESS. L’intervention dans ce Master de Maryline Filippi1 a été quant à elle très précieuse pour mieux prendre en compte les tenants et les aboutissants de la RTE.

1 Maryline Filippi est professeure d’économie industrielle à Bordeaux Sciences Agro et chercheuse associée à l’INRAE-AgroParisTech, Paris-Saclay. Elle a participé au projet de livre blanc La Responsabilité Territoriale des Entreprises édité par la Chaire TerrESS de Sciences Po Bordeaux.

La fabrique POLA en bref
La Fabrique Pola regroupe dans ses locaux de 4 000 m2 quai de Brazza à Bordeaux une centaine de personnes à travers 27 différentes structures à vocation artistique et culturelle. Pilotée collectivement par un Conseil d’administration et animée par une équipe d’appui de neuf salariés, l’association impulse et anime des projets de coopération entre ses membres et une communauté d’acteurs du territoire, agissant tant dans les champs de l’art, de la culture, que de l’enseignement, de l’emploi, de la formation professionnelle, de l’insertion ou de l’accompagnement, le tout en partenariat avec les collectivités publiques. La Fabrique Pola assure 40% de son fonctionnement par ses ressources propres (contribution de ses membres, location d’espace, bar associatif, prestations d’ingénierie, d’accompagnement et de formation etc.). Elle a participé en outre au financement de la première tranche de travaux de réhabilitation de son site, propriété du Port Autonome de Bordeaux.