03 juillet 2025|Portraits

Les étudiant·es de Sciences Po Bordeaux en 2025

Le poids des mots, le choc des générations

Sciences Po Bordeaux a demandé à des étudiant·es de l’école attiré·es par le journalisme d’enquêter et de sonder leurs pairs pour brosser le portrait de leur génération. Cette analyse a ensuite été confrontée a des propos d’anciens élèves des années 2000 et d'une élève diplômée de 1973. Les résultats de ce voyage dans le temps sont intéressants à plus d’un titre pour tenter de mieux comprendre ce scope générationnel.

Avant-propos
Le dossier ci-après n’a pas une vocation universitaire, comme pourrait l’avoir un mémoire. Il a encore moins de prétention scientifique, comme des travaux de recherche effectués dans les règles de l’art. Il ne s’agit donc que d’une enquête réalisée dans un esprit journalistique dont la finalité est la suivante : tenter de brosser le portrait des étudiants de Sciences Po Bordeaux en 2025 et s’essayer à une comparaison avec leurs congénères diplômés dans les années 2000 et 1970. Soit un saut générationnel en deux temps à travers plus de 50 ans d’évolution sociétale. Cet angle plutôt original se double d’une méthode innovante puisque Sciences Po Bordeaux a demandé à des étudiant·es de l’école attiré·es par le journalisme de participer activement à la réalisation de ce reportage. Il nous a semblé nécessaire en effet de laisser à des élèves de l’école interviewer et sonder leurs pairs afin de faciliter leur liberté d’expression et de pouvoir ainsi aborder toutes les thématiques sans tabou, de leurs aspirations personnelles et professionnelles à leur vie amoureuse en passant par leur vision du pouvoir, de la religion, de l’argent ou de la politique. Ce faisant, l’équipe de rédaction a ensuite croisé les données issues des témoignages de jeunes âgés de 18 à 23 ans actuellement à l’IEP avec le témoignage d’anciens élèves diplômés il y a 25 et 50 ans en leur demandant de se remémorer leurs aspirations lorsqu’ils étaient eux-mêmes élèves au sein de l’institut. Le contraste est-il saisissant ? Peut-on dessiner un continuum Sciences Po Bordeaux à travers les générations ? Quelles sont les lignes de fracture entre hier et aujourd’hui ? Que nous disent les étudiants de l’école de la génération 2025 ?

Cette enquête, diffusée par e-mail via les listes des groupes de promotion, a été adressée à l’ensemble des étudiants de la 1re à la 5e année entre février et mars 2025. Elle a recueilli 150 réponses anonymes sous forme de sondage.

La communauté étudiante de Sciences Po Bordeaux a-t-elle voté aux dernières législatives ? Combien serait prêt·es à ne plus jamais prendre l’avion ? Les étudiant·es se sentent-ils heureux·ses au sein de l’établissement ? Tant de questions se posent lorsque l’on veut brosser le portrait de toute une génération qui étudie actuellement au sein des murs de l’IEP. Un questionnaire anonyme a été administré à près de 150 étudiant·es, tous·tes scolarisé·es à Sciences Po Bordeaux. Voici les résultats de cette enquête...

56,4% des étudiants déclarent avoir participé à une manifestation au cours de l’année

La manifestation, mode de revendication par excellence, n’a pas disparu dans les pratiques de la génération Z. Seul un quart des sondés refusent catégoriquement de participer à l’une d’entre elles. D’autres façons d’agir existent, comme le boycott, déjà pratiqué par 91% des étudiant·es. L’année 2025 a été marquée par le blocage de l’établissement, à la suite d’un appel national face aux coupes budgétaires dans l’enseignement supérieur, auxquelles se sont ajoutées d’autres revendications. Deux-tiers des répondants affirment avoir participé au blocage. Il existe tant de thèmes qui peuvent donner lieu à des actions militantes, ces enjeux qui suscitent la colère, la révolte ou l’espoir. Les trois domaines les plus cités sont l’éducation et la culture (64%), la lutte contre les inégalités (57,6%) et le féminisme (54,4%). L’écologie ne se place qu’en quatrième position, devant l’antiracisme et la protection animale. L’encadrement du militantisme étudiant semble quant à lui avoir subi des transformations profondes. Les syndicats ont perdu leur rôle moteur dans la dynamique d’engagement, moins de 5% des sondés indiquent faire partie d’un syndicat. En revanche, cet appel d’air a été vite comblé par les associations étudiantes : 91,7% des interrogés déclarent faire partie de l’une d’entre elles, et près de la moitié sont membres du bureau de leur association. Cet engagement est aussi extra-IEP pour plus d’un tiers des élèves. La participation à la vie politique par le vote n’est pas perdue. 84,2% affirment avoir voté aux législatives anticipées de juin 2024. Pour ce qui est du positionnement sur l’échiquier politique (à prendre évidemment avec beaucoup de précautions), la réputation très orientée à gauche des étudiant·es de Sciences Po se confirme : 75% des répondant·es se positionnent à gauche, contre moins de 10% pour l’orientation à droite. 

30,8% des étudiants affirment croire au destin

Les données sur les croyances et pratiques spirituelles peuvent parfois étonner, avec près d’un tiers des étudiant·es qui affirment croire au karma ou au destin, alors que la part de sondé·es se déclarant croyant·es est elle, plus faible (moins de 25%). Un signe que la spiritualité n’a pas disparu malgré la sécularisation ? En tout cas, la pratique religieuse chez les croyant·es ne faiblit pas, on compte 43,8% de pratique occasionnelle et 28,1% de pratique régulière. Les étudiant·es ressentent plutôt positivement leurs relations à Sciences Po Bordeaux, des notions comme le consentement ou l’égalité de traitement semblent bien intégrées par la communauté étudiante, et il est admis qu’il est plutôt facile de se faire des ami·e·s au sein de l’IEP. Cet effet communauté ressort quand on regarde l’entourage des sciences pistes, pour 45,1% d’entre eux, leur groupe de fréquentations régulières est composé uniquement d’étudiant·es de l’établissement. La question du bien-être donne des résultats intéressants. En effet, si la majorité des répondant·es se disent heureux au sein de l’IEP, quand ils évaluent le bonheur de leurs camarades, ce qu’ils perçoivent est différent. En effet, plus de la moitié des enquêté·es affirment que leurs semblables sont assez peu heureux·ses. L’évolution des mœurs se fait ressentir au sein de la communauté étudiante de Sciences Po Bordeaux. Par exemple, sur l’intégration des personnes LGBTQIA+, 78% des étudiant·es trouvent que celle-ci est très satisfaisante au sein de l’établissement. Ces chiffres élevés ne doivent pas occulter la réalité des discriminations encore trop présentes (SOS Homophobie décompte 2377 cas de LGBTIphobies en 2023 en France), ce qui pousse de nombreux·ses étudiant·es à lutter contre cette haine. L’injonction au mariage et à faire des enfants n’est plus absolue, et c’est presque la moitié des étudiant·es qui ne souhaitent plus s’y conformer (ou tout du moins n’en sont plus sûrs), la fidélité dans les relations amoureuses quant à elle reste la norme, et 80% des répondant·es affirment être prêts à garder leur partenaire toute leur vie.  

78,2% des étudiant·es sont anxieux·ses face à l’actualité

Cerner la génération 2025 implique de s’intéresser à ce qui la préoccupe, et l’actualité anxiogène semble y participer . Assez logiquement, plus de la moitié des étudiant·es se disent pessimistes face à l’avenir. Il faut dire que les étudiant·es de Sciences Po Bordeaux sont au point avec ce qu’il se passe dans le monde, près des deux tiers se déclarent très bien informés, et 70% dédient des moments à l’information dans leur quotidien. Le marqueur de la génération Z et des “ipad kids” reste évidemment l’utilisation du téléphone et des réseaux sociaux. Bien que très utilisateurs de leur téléphone, ils n’y répondent plus ; seuls 36,1% des enquêté·es déclarent répondre systématiquement aux appels. Sans surprise, la génération 2025 utilise beaucoup son téléphone, entre 2 et 5 heures par jour pour 59% des étudiant·es voire entre 5 et 10 heures (18%). Les réseaux sociaux constituent une grande part de ce temps d’écran, et 43% affirment passer entre 2 et 5 heures dessus chaque jour.  L’intelligence artificielle n’a pas attendu très longtemps pour imprégner complètement la vie quotidienne de la génération Z, et seuls 9% des sondé·es affirment ne jamais l’utiliser. L’usage naturel se trouve dans l’aide pour les études qui correspond à plus de 82% des usages, compréhensible lorsqu’on voit que ChatGPT peut résumer un article scientifique, proposer un plan détaillé ou corriger les fautes d’orthographes. Certains semblent néanmoins avoir complètement adopté l’IA, près de 20% affirment l’utiliser tous les jours, et pour des usages qui débordent des simples demandes scolaires. 

Pour 94% des étudiant·es, choisir un métier qui a du sens est le plus important. 

Le rapport au travail et les projections dans le monde professionnel sont cruciaux pour un public étudiant, c’est ce qui les attend à la sortie de l’IEP. Ce projet professionnel ne se forme souvent que très tard, plus de la moitié des enquêté·es déclarent ne pas savoir quelle voie ils/elles voulaient prendre à leur entrée en première année. Ce ne sont pas les considérations monétaires qui motivent le plus les étudiants. Ce critère arrive derrière la question de l’équilibre vie personnelle et professionnelle et celle du sens que l’on donne à son métier. Le travail semble de moins en moins constituer une finalité de vie, 30% déclarent que leur vie privée est plus importante que leur vie professionnelle. 

Être écolo, plus facile à dire qu’à faire

L’écologie est un incontournable pour tous aujourd’hui, et sans grande surprise, plus de 80% des étudiant·es se considèrent écolos et affirment prendre en compte l’environnement dans leurs choix au quotidien. Pourtant agir face au changement climatique est plus facile à dire qu’à faire. 41% des sondé·es considèrent ne pas être cohérent·es dans leurs choix de vie face à leurs valeurs écologiques, et en grande majorité, aimeraient faire plus. La question des voyages et des moyens de transport est celle qui coince le plus. La moitié des étudiant·es ne se disent pas prêts à abandonner l’avion pour voyager, peu étonnant quand on sait que 53% ont pris l’avion entre 10 et 30 fois (voire parfois plus) dans leur vie. 

La génération Sciences Po Bordeaux 2025 est engagée et connectée, deux de ses mots-clés favoris qui se déclinent par une capacité à se mobiliser fortement, notamment à travers des causes et des associations d’un côté, une consommation marquée des réseaux sociaux et des nouvelles technologies, dont l’IA. Mais elle assume aussi - c’est peut-être un signe des temps - ses contradictions. Elle se dit "heureuse" mais aussi "anxieuse, inquiète et pessimiste" dans un monde où ni l’actualité, ni l’avenir ne semblent apporter du réconfort. Elle se veut écologique mais reconnaît son manque de cohérence en la matière. Elle aspire à une vie professionnelle épanouie mais entend favoriser la vie de famille. Face à cela, la solution serait-elle de s’évader ? C’est le cas pour une partie des sondé·es, qui préféreraient vivre en 1975 (13,5%) ou en 2000 (22,6%). Et oui, le vintage est aussi à la mode à Sciences Po Bordeaux !

Que pensent des anciens élèves (promotions 1973, 1997 et 2003) de cette génération 2025 ?

Nous avons communiqué à Noëlle Velly-Dzagoyan (1973), Julien Rousset (1997) et Laetitia Renom (2003) les résultats de l’enquête réalisée par des étudiants actuels sur leurs pairs. Puis nous leur avons demandé leur analyse, en s’essayant à une comparaison avec leur propre génération, à retrouver ci-dessous.

Interviews

Noëlle Velly-Dzagoyan, retraitée (promotion 1973)

"Une même conscience politique, mais sur des sujets différents"

Quel regard portez-vous sur l’enquête réalisée auprès des étudiants génération 2025 de Sciences Po Bordeaux ?

Les résultats de cette étude correspondent dans leur ensemble à l’idée que je me fais des étudiants de Sciences Po Bordeaux : des individus concernés par leur place et leur rôle dans la société et la vie politique de la nation. Ceci s’explique peut-être par le fait que je côtoie pas mal de jeunes diplômés dans mon cercle amical et familial. J’ai aussi l’occasion de rencontrer beaucoup de jeunes via Emmaüs Connect où je suis bénévole. Ces derniers n’ont pas le même profil que les élèves de l’Institut, mais je note des similitudes en termes de valeurs, notamment un attachement plus fort à la vie privée et moins à la réussite financière. Sur le fond, je pourrais même dire qu’il n’y a pas de vrai fossé entre les étudiants que nous étions en 1973 et ceux d’aujourd’hui, même s’il existe des différences ...

Par rapport à votre génération, quels sont justement les points de convergence et de divergence que vous avez relevés ?

Les étudiants 2025 de Sciences Po Bordeaux font preuve comme ceux de ma génération d’une conscience politique. C’est d’ailleurs un premier item qui les différencie des autres jeunes du même âge. Le second, c’est qu’ils semblent se positionner plutôt à gauche et échapper à la droitisation générale de l’électorat, ce qui m’a agréablement surprise. En revanche, les préoccupations sociétales ne sont plus tout à fait les mêmes. J’ai eu mon bac en 1968 et j’ai terminé mes études en 1973. Mai 68 a baigné mes années d’études : nous combattions forcément plus pour révolutionner la société, l’éducation et les rapports sexuels que pour l’écologie, une lutte devenue plus urgente aujourd’hui. Je suis étonnée par ailleurs que les questions internationales ne soient pas la préoccupation numéro un des étudiants actuels alors que c’était une constante à notre époque : guerres au Proche-Orient, au Vietnam, boat people ou famine en Afrique constituaient nos principaux engagements. D’après votre étude sur les étudiants de 2025, la lutte contre les inégalités arrive pour eux en 2e position derrière l’éducation et la culture alors qu’elle était un de nos principaux chevaux de bataille. Enfin, j’ai le sentiment que cette génération accepte plus facilement l’ordre établi que nous. Certes, ils ont déjà bloqué un établissement. Nous, nous étions contestataires dans l’âme et très souvent en grève !

Vous avez été journaliste à Radio France Internationale et France Médias Monde. Comment analysez-vous les réponses de cette génération sur les questions liées à l’information ?

Je suis surprise que les étudiants actuels de Science Po ne s’informent qu’à 70% alors que cela devrait être 100%, l’information étant le socle de l’action bien menée. Évidemment cela reflète l’absence générale d’intérêt de toute leur génération pour la presse et les news. Le besoin d’information constituait assurément une constante de notre génération, biberonnée à la lecture quotidienne du Monde. L’explication serait que 78% des jeunes trouvent l’information anxiogène, alors que c’est l’état du monde qui est inquiétant, pas l’info ! Les médias ne font que refléter la réalité des choses. Cela illustre bien le clivage entre les étudiants d’aujourd’hui et ceux d’hier. Dans les années 1970, nous envisagions le futur via le prisme des idéologies, alors qu’elles se sont quasi effondrées aujourd’hui. Et nous étions plus confiants en l’avenir : j’ai quitté Sciences Po Bordeaux sans savoir quelle profession embrasser et cette situation ne me préoccupait pas. La situation économique était bonne et nous étions dans les années glorieuses. Aujourd’hui, évidemment, le marché du travail est totalement différent ; cette génération est anxieuse et plus paralysée que la nôtre, ne sachant plus vraiment à quoi se rattacher. Mais je dois reconnaître maintenant, à 73 ans, que ces questionnements sont un passage obligé dans l’évolution de jeunes en devenir...

Julien Rousset, journaliste (promotion 1997)

"Des données spécifiques aux étudiants de Sciences Po Bordeaux"

Quelles sont les données de l’enquête réalisée auprès des étudiants génération 2025 de Sciences Po Bordeaux qui vous ont le plus surpris ?

Comme tous les sondages et enquêtes, il faut être prudent sur leur analyse. Sur la base des chiffres communiqués, j’ai été très surpris par le pourcentage élevé d’étudiants qui annoncent avoir déjà participé au blocage d’un établissement (67%1). Personnellement, j’avais plutôt l’impression d’un phénomène inverse, à savoir que ces événements étaient plutôt l’œuvre d’une minorité. De même, si les étudiants de Sciences Po Bordeaux votent beaucoup plus que la moyenne des jeunes français, il y a quand 16% d’entre eux qui se sont abstenus lors des dernières législatives, ce qui n’est pas anodin. J’ai trouvé intéressant aussi que 41% ne s’estiment pas cohérents entre leurs convictions environnementales et leurs choix du quotidien, ce qui atteste d’une forme de lucidité et de recul sur leur pratique. À l’heure où l’on parle beaucoup d’épanouissement personnel, je ne m’attendais pas non plus au fait que 67% des sondés considèrent que leur vie professionnelle est tout aussi importante que leur vie privée, un chiffre qu’on aurait probablement retrouvé à mon époque, dans les années 1990.

Ces résultats sont-ils propres à Sciences Po Bordeaux ou reflètent-ils plus largement « la jeunesse » dans son ensemble ?

Ces données me paraissent vraiment spécifiques aux étudiants de Sciences Po Bordeaux. Il suffit de regarder les réponses quant à leur positionnement sur l’échiquier politique. On observe une absence totale de sympathisants pour le Rassemblement National alors que dans le même temps, un quart des 18-24 ans environ a voté à l’échelle nationale pour ce parti lors des législatives de 2024. Ces résultats sont propres à une jeunesse éduquée, diplômée et – même si Sciences Po Bordeaux se bat pour la diversité de ses profils – souvent plutôt privilégiée socialement.

Quand vous vous replongez dans vos années Sciences Po Bordeaux entre 1994 et 1997, quels sont les points de convergence et de divergence que vous observez entre votre génération et celle d’aujourd’hui ?

J’ai le sentiment que nous nous retrouvons sur des valeurs universelles et sur la vie associative. En revanche, nous étions bien moins focalisés que les étudiants actuels sur les questions sociétales émergentes. Je dois reconnaître d’ailleurs que nous avons eu des angles morts. La question du consentement dans les relations sexuelles ou amoureuses était peu visible, attestant d’une société encore « viriliste » à cette période. Au milieu des années 90 à Sciences Po Bordeaux, les débats portaient plus sur les sciences politiques que sur les questions de société même si la lutte contre le racisme faisait partie de nos engagements et qu’émergeait une critique de la mondialisation. Je m’étonne en revanche que les élèves actuels n’évoquent pas ou peu deux enjeux décisifs en 2025 qu’on n’abordait pas ou peu dans mes années d’étudiants : ceux de la santé et de la défense. Ces thèmes font pourtant désormais largement partie des préoccupations des citoyens et ils occupent une place centrale dans la sphère politique. Enfin, je ne retrouve pas du tout ma génération sur les questions de mœurs en lien avec le mariage1 ou le fait de vivre toute sa vie avec le ou la même partenaire2.

 Vous êtes journaliste. Comment analysez-vous les réponses de cette génération sur les questions liées à l’information ?

Je ne suis pas forcément surpris que des étudiants expriment de l’anxiété face à l’actualité puisque c’est une remarque que j’entends de plus en plus mais dont je ne sais trop quoi penser. L’actualité a toujours été anxiogène puisqu’elle s’intéresse aux lignes de conflits et de tensions. Je ne crois pas qu’elle le soit plus ou moins aujourd’hui qu’hier. Je n’adhère pas non plus à l’idée d’une fatigue informationnelle généralisée. Sinon, comment expliquer que le journal télévisé rassemble chaque soir dix millions de téléspectateurs, ou le succès des chaînes d’info continue ? Ceci étant, je peux comprendre l’angoisse face à l’actualité du monde, phénomène que je peux moi-même ressentir ponctuellement. Nous sommes finalement tous plus ou moins paradoxaux, à l’image des étudiants de Sciences Po Bordeaux. Ainsi, alors que je recueille des témoignages de terrain des employeurs et des salariés qui disent très majoritairement le contraire, 50% des élèves de l’école affirment qu’ils pourraient faire « le même métier toute leur vie ». Chaque génération a ses décalages et ses contradictions...

1 À la question « envisages-tu de te marier ? », 52,6% des sondés disent « oui » et 34,6% « peut-être ».

2 À la question « Envisages-tu d’avoir le/la même partenaire toute la vie, 80,5% des sondés disent « oui ».

Laetitia Renom, directrice RSE, innovation, marketing, international (promotion 2002)

"Une génération plus anxieuse que la notre"

Que vous inspire l’enquête sur les étudiants de Sciences Po Bordeaux génération 2025 ?

Je note des similitudes avec les jeunes diplômés qui rentrent actuellement dans le monde du travail dont les idéaux marqués et les aspirations élevées se confrontent au réel. C’est le propre de la jeunesse de vouloir tout et son contraire. J’observe que l’écologie est une préoccupation très haut placée dans les discours, même si on aurait pu s’attendre à plus. Les étudiants de Sciences Po Bordeaux sont d’ailleurs lucides sur ce point car ils sont nombreux à reconnaître un manque de cohérence entre leurs paroles et leurs actes. Sur la question de l’engagement, je ne sais pas vraiment ce qui se cache derrière. S’agit-il de s’engager pour s’engager ou d’agir par des actions au quotidien ? j’avoue avoir moins de points de comparaison sur ce sujet...

Voyez-vous des points de convergence et de divergence avec votre propre génération, diplômée autour des années 2 000 ?

Les élèves de mon époque n’avaient pas vraiment l’esprit de rébellion ni l’envie de manifester. Je me souviens que les étudiants très impliqués dans une cause militante faisaient figure d’exception. Lorsqu’on s’engageait, c’était souvent plus pour un parti politique que pour des questions de mœurs ou de société. La thématique féministe s’avérait moins présente et la lutte LGBT – même si elle faisait déjà partie des sujets sociétaux – l’était de façon moins marquée qu’aujourd’hui. Notre promotion participait à une vie associative, mais elle se limitait souvent aux associations de l’école. Je relève une autre différence notable : nous étions globalement plus à droite que la génération actuelle. Et bien évidemment, nous étions moins « connectés » qu’elle. Tout le monde n’avait pas forcément un ordinateur portable à mon époque.

À titre plus personnel, que retenez-vous des élèves 2025 par rapport à vos années d’études ?

J’ai vraiment le sentiment que nous étions moins anxieux que cette génération. Je garde le souvenir d’années Sciences Po Bordeaux plutôt insouciantes. Je ne me retrouve pas ainsi dans leur inquiétude vis-à-vis de l’information. Pour nous, c’était le moyen de comprendre le monde qui nous entoure. Elle était perçue plutôt comme un antidote à l’anxiété plutôt qu’un vecteur d’angoisses. Dans les années 2000, je remarque aussi que nous fonctionnions encore selon l’ancien schéma qui voulait que le travail fasse partie d’un équilibre de vie. Il n’était pas considéré comme une charge. On était d’autant plus convaincu que nous avions conscience de faire partie des chanceux qui allaient choisir leur métier. À ce titre, je suis étonnée qu’un élève sur deux aujourd’hui envisage de faire le même métier toute sa vie. J’imagine qu’ils se voient dans un poste « tranquille », en ayant la conviction qu’ils compenseront la routine professionnelle par des satisfactions personnelles. Mais chassez le naturel et il revient au galop ! Je pense que leur soif d’épanouissement se traduira aussi dans le monde du travail et qu’ils changeront d’opinion. Enfin, je suis surprise qu’un tiers des étudiants actuels préféreraient vivre dans les années 75 ou 2 000. J’avais jusqu’à présent le sentiment que le « c’était mieux avant » était réservé à un public de seniors !

Cet article a été rédigé et ce dossier co-piloté par Florian Caillet avec le soutien, pour la réalisation de l’étude, de Janelle Martin, Orakoch Srijumnong et Lola Hernandez, tous étudiant·es de Sciences Po Bordeaux en 2025.