Les universités et les grandes écoles – en particulier les IEP – se sont construites dans, par et sur le débat d’idées autour d’un ensemble de valeurs partagées et de comportements communs assurant à chacun la liberté d’expression et de conscience, et garantissant le pluralisme et le respect des différences. C’était même historiquement le lieu des joutes oratoires et de la disputatio intellectuelle par excellence1. André Delion, l’un des premiers étudiants (promo 1949) de Sciences Po Bordeaux, évoquait déjà en son temps "une atmosphère qui incitait à saisir la diversité des approches". Une ouverture d’esprit qui n’empêchait pas des oppositions politiques fortes. Edith Rémond (promo 1973), dans la foulée de 1968, se remémorait "des discussions à n’en plus finir sur la politique et la société". Quant à Frédéric Potier (promo 2002), il a puisé à Sciences Po Bordeaux des acquis qui lui ont permis de chercher à lutter contre la haine et en faveur de "la défense de la pensée complexe et de l’humanisme".
L’institut n’a pour autant jamais été un chantre de la courtoisie. Si les bancs et les couloirs pouvaient témoigner, ils parleraient sûrement d’emportements, d’éclats de voix et sans doute de quelques horions échangés, mais autour d’un corpus de valeurs et de références autour desquelles peu ou prou tout le monde s’accordait. Le débat pouvait être rugueux, il suivait une certaine éthique c’est-à-dire un travail sur soi, une auto-discipline pour rendre possible un échange social avec autrui.
"L’éthique, notamment à l’université n’est pas négociable et nous nous employons depuis des années notamment avec la Fondation Anthony Mainguené 2 à diffuser ce message". Pour Dominique Darbon, directeur de Sciences Po Bordeaux, l’éthique universitaire est largement respectée et même renforcée à Sciences Po Bordeaux. Pour autant, il explique dans son interview, à lire ci-dessous, la vigilance accrue que l’établissement porte à tout propos ou agissements qui, directement ou indirectement, et quelle que soit leur origine viendraient remettre en cause les principes fondamentaux du vivre ensemble à Sciences Po Bordeaux. Depuis quelques années, ces principes et notamment les plus centraux comme la liberté d’expression, la liberté d’opinions, le respect de la diversité, la construction des préférences par la discussion raisonnée (la disputatio), le recours à la raison et à la démarche scientifique pour vérifier les faits et arbitrer entre les opinions, sont en effet défiés et fragilisés par deux phénomènes structurels :
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D’une part, « les transitions » environnementales, technologiques, géopolitiques, culturelles et économiques, remettent en question nos croyances et évidences les plus ancrées, mettant en lumière nos contradictions. Elles remettent en cause l’idéologie du progrès, affectent les modèles éducatifs et d’autorité, constatent les fragilités de la science et ouvrent la voie à tous les fantasmes complotistes et anti science, soulignent notre irresponsabilité intergénérationnelle. Elles confirment la duplicité du monde développé toujours prompt à imposer ses valeurs lorsque cela sert ses intérêts, mais prêt à les ignorer dès qu'elles se retournent contre lui. Elles exposent également l'échec d'une politique de mondialisation dérégulée, qui, dans sa quête de profits et de décharge de responsabilités, a permis le transfert de nos systèmes de production, de nos savoirs mais aussi de nos nuisances vers d'autres régions du monde.
- D’autre part, alors que le décryptage de ces incertitudes suppose des réseaux informationnels solides et un effort significatif de réflexion, un nouveau mode de communication fondé sur les réseaux sociaux et les chaines "d’information" continue est venu imposer de nouvelles pratiques inverses au débat. Le flux rapide d'informations, le séquençage condensé des énoncés, les sauts permanents d’une question à l’autre, l’impossibilité d’argumenter selon les règles de la démarche scientifique -c’est à dire en valorisant le doute méthodologique par rapport à la déclaration outrancière- la suprématie de la pitrerie sur l’austérité de la méthode… rendent non seulement le débat impossible mais le soumettent à des jurys "populaires" dépourvus de toute capacité de réflexion et de compétence, mais légitimés par la toute-puissance de l'audience, incarnant ainsi une nouvelle forme de populisme. La gouaille l’emporte sur la réflexion, l’outrance sur la modération réfléchie, l’élocution accélérée écrase le temps nécessaire de la réflexivité.
De nouvelles références et échelles de valeurs
"Cet océan déchainé dans lequel tout se mélange, se prolonge, se périme, se rénove, s’invente en direct sans aucun effort de vérification…sature les capacités d’échanges raisonnables au point de stériliser une bonne partie du débat et renvoie la démarche scientifique et l’éthique universitaire dans le monde des vieux grincheux et de l’austérité. Nos temps de lecture s’effondrent, notre disponibilité intellectuelle se réduit, notre capacité de discernement se délite sous les coups de l’insistance médiatique. Or lorsque les règles changent, il faut qu’elles soient clairement, définies, comprises et acceptées de part et d’autre, ce qui suppose temps et réflexion, introspection et échange. L’éthique, c'est avant tout un travail sur soi-même pour s'imposer des règles favorisant les relations avec autrui. Faute de quoi nous faisons face aujourd’hui à des pertes de repères de nos étudiants comme des enseignants, qui peuvent s’avérer préjudiciables" observe Dominique Darbon. Il tord le cou au passage à toute idée de récupération de l’Institut par quelques mouvements ou idéologies. Il réaffirme en revanche la nécessité du dialogue avec toutes les parties prenantes autour d’un certain nombre de règles et de pratiques. "Toutes les positions sont acceptables dès lors qu’elles se fondent sur la raison" précise-t-il, soulignant au passage les dangers de l’instrumentation et de la manipulation via les réseaux sociaux dont sont friands les jeunes.
Le directeur de Sciences Po Bordeaux s’inquiète d’une éventuelle remise en cause par certains de l’universalisme républicain. Ce principe qui "renvoie à l’idée d’une unité du genre humain au-delà de la diversité culturelle de l’humanité" selon le réseau Canopé3, a effectivement du plomb dans l’aile au regard de l’intransigeance de certains mouvements étudiants vis-à-vis d’autres groupes ou des institutions. "On est passé en quelques années d’un universalisme désincarné à des principes d’égalité incarnés par des différences". Lorsqu’ils sont poussés à leur paroxysme et présentés comme "des vérités absolues", ces dogmes empêchent de faire société puisqu’ils n’autorisent aucun dialogue possible.
On peut parler de tout mais pas n’importe comment !
Dans ce contexte, l’exemplarité constitue un moyen efficace pour éviter les dérives, d’où la volonté du directeur de Sciences Po Bordeaux de mettre en lumière le rôle du référent éthique et déontologie de l’établissement. David Szymczak assure cette mission depuis deux ans. Dans son interview à lire ci-dessous, cet enseignant-chercheur docteur en droit public évoque la liberté d’expression, dont jouissent les enseignants-chercheurs, réaffirmés par la justice. Dans son arrêt de principe sur la liberté d’expression (Handyside, 1976) la Cour affirmait que cette liberté "vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérés comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de société démocratique". Partant de là, et face à un auditoire estudiantin de plus en plus "sensible" sur certaines thématiques, l’enseignant-chercheur se doit de trouver une difficile position d’équilibre comme l’explique David Szymczak. "Ce dernier ne doit pas chercher à "choquer pour choquer", y compris sur un mode humoristique. Mais il ne doit pas non plus tomber dans l’autocensure en évitant d’aborder certaines questions au motif qu’elles pourraient heurter les sensibilités d’une partie du public. C’est facile à écrire, c’est beaucoup plus difficile à faire et je vous parle d’expérience. C’est peut-être là d’ailleurs qu’au-delà de la déontologie et des règles qu’elle impose, intervient l’éthique personnelle". Voilà pourquoi une charte déontologique doit voir le jour début 2025 après validation du Conseil d’administration. Son objectif sera de fournir, dans un texte clair, un récapitulatif complet des règles et principes souvent dispersés dans divers documents. Car si "nul n’est censé ignorer la loi" les différences de "normativité" entre ses différentes dispositions peuvent être assez perturbantes, en particulier pour le non-juriste. Pour les étudiants comme le personnel, se pose aujourd’hui de façon de plus en plus sensible la question des limites et de leur interprétation. Un sujet sensible mais essentiel.
1 Les propos des anciens élèves cités ici sont extraits de l’édition spéciale publiée en 2018 par Sciences Po Bordeaux et intitulé « Sciences Po Bordeaux – Le livre des 70 ans »
2 La Fondation Anthony Mainguené, sous égide de la Fondation de France, s’attache depuis, à travers colloques, rencontres et échanges, à inscrire l’humain et les valeurs éthiques dans la formation des futurs dirigeants et au cœur du fonctionnement des entreprises.
3 Opérateur de la formation tout au long de la vie des enseignants et de la communauté éducative placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale