05 décembre 2024|Sciences Po Bordeaux

Éthique et déontologie : La question des limites et de leur interprétation

Liberté d’expression, impartialité, neutralité… L’école dispose depuis deux ans d’un référent "déontologie et éthique" au sein de l’établissement. Ses prérogatives portent en priorité sur le personnel enseignant et administratif dans une logique d’information et de conseil, mais le sujet concerne aussi indirectement la sphère étudiante dans un climat associant dialogues constructifs et remise en question de certains fondamentaux.

Les universités et les grandes écoles – en particulier les IEP – se sont construites dans, par et sur le débat d’idées autour d’un ensemble de valeurs partagées et de comportements communs assurant à chacun la liberté d’expression et de conscience, et garantissant le pluralisme et le respect des différences. C’était même historiquement le lieu des joutes oratoires et de la disputatio intellectuelle par excellence1. André Delion, l’un des premiers étudiants (promo 1949) de Sciences Po Bordeaux, évoquait déjà en son temps "une atmosphère qui incitait à saisir la diversité des approches". Une ouverture d’esprit qui n’empêchait pas des oppositions politiques fortes. Edith Rémond (promo 1973), dans la foulée de 1968, se remémorait "des discussions à n’en plus finir sur la politique et la société". Quant à Frédéric Potier (promo 2002), il a puisé à Sciences Po Bordeaux des acquis qui lui ont permis de chercher à lutter contre la haine et en faveur de "la défense de la pensée complexe et de l’humanisme".

L’institut n’a pour autant jamais été un chantre de la courtoisie. Si les bancs et les couloirs pouvaient témoigner, ils parleraient sûrement d’emportements, d’éclats de voix et sans doute de quelques horions échangés, mais autour d’un corpus de valeurs et de références autour desquelles peu ou prou tout le monde s’accordait. Le débat pouvait être rugueux, il suivait une certaine éthique c’est-à-dire un travail sur soi, une auto-discipline pour rendre possible un échange social avec autrui.

"L’éthique, notamment à l’université n’est pas négociable et nous nous employons depuis des années notamment avec la Fondation Anthony Mainguené 2 à diffuser ce message". Pour Dominique Darbon, directeur de Sciences Po Bordeaux, l’éthique universitaire est largement respectée et même renforcée à Sciences Po Bordeaux. Pour autant, il explique dans son interview, à lire ci-dessous, la vigilance accrue que l’établissement porte à tout propos ou agissements qui, directement ou indirectement, et quelle que soit leur origine viendraient remettre en cause les principes fondamentaux du vivre ensemble à Sciences Po Bordeaux. Depuis quelques années, ces principes et notamment les plus centraux comme la liberté d’expression, la liberté d’opinions, le respect de la diversité, la construction des préférences par la discussion raisonnée (la disputatio), le recours à la raison et à la démarche scientifique pour vérifier les faits et arbitrer entre les opinions, sont en effet défiés et fragilisés par deux phénomènes structurels :

  • D’une part, « les transitions » environnementales, technologiques, géopolitiques, culturelles et économiques, remettent en question nos croyances et évidences les plus ancrées, mettant en lumière nos contradictions. Elles remettent en cause l’idéologie du progrès, affectent les modèles éducatifs et d’autorité, constatent les fragilités de la science et ouvrent la voie à tous les fantasmes complotistes et anti science, soulignent notre irresponsabilité intergénérationnelle. Elles confirment la duplicité du monde développé toujours prompt à imposer ses valeurs lorsque cela sert ses intérêts, mais prêt à les ignorer dès qu'elles se retournent contre lui. Elles exposent également l'échec d'une politique de mondialisation dérégulée, qui, dans sa quête de profits et de décharge de responsabilités, a permis le transfert de nos systèmes de production, de nos savoirs mais aussi de nos nuisances vers d'autres régions du monde.

  • D’autre part, alors que le décryptage de ces incertitudes suppose des réseaux informationnels solides et un effort significatif de réflexion, un nouveau mode de communication fondé sur les réseaux sociaux et les chaines "d’information" continue est venu imposer de nouvelles pratiques inverses au débat. Le flux rapide d'informations, le séquençage condensé des énoncés, les sauts permanents d’une question à l’autre, l’impossibilité d’argumenter selon les règles de la démarche scientifique -c’est à dire en valorisant le doute méthodologique par rapport à la déclaration outrancière- la suprématie de la pitrerie sur l’austérité de la méthode… rendent non seulement le débat impossible mais le soumettent à des jurys "populaires" dépourvus de toute capacité de réflexion et de compétence, mais légitimés par la toute-puissance de l'audience, incarnant ainsi une nouvelle forme de populisme. La gouaille l’emporte sur la réflexion, l’outrance sur la modération réfléchie, l’élocution accélérée écrase le temps nécessaire de la réflexivité.

De nouvelles références et échelles de valeurs

"Cet océan déchainé dans lequel tout se mélange, se prolonge, se périme, se rénove, s’invente en direct sans aucun effort de vérification…sature les capacités d’échanges raisonnables au point de stériliser une bonne partie du débat et renvoie la démarche scientifique et l’éthique universitaire dans le monde des vieux grincheux et de l’austérité. Nos temps de lecture s’effondrent, notre disponibilité intellectuelle se réduit, notre capacité de discernement se délite sous les coups de l’insistance médiatique. Or lorsque les règles changent, il faut qu’elles soient clairement, définies, comprises et acceptées de part et d’autre, ce qui suppose temps et réflexion, introspection et échange. L’éthique, c'est avant tout un travail sur soi-même pour s'imposer des règles favorisant les relations avec autrui. Faute de quoi nous faisons face aujourd’hui à des pertes de repères de nos étudiants comme des enseignants, qui peuvent s’avérer préjudiciables" observe Dominique Darbon. Il tord le cou au passage à toute idée de récupération de l’Institut par quelques mouvements ou idéologies. Il réaffirme en revanche la nécessité du dialogue avec toutes les parties prenantes autour d’un certain nombre de règles et de pratiques. "Toutes les positions sont acceptables dès lors qu’elles se fondent sur la raison" précise-t-il, soulignant au passage les dangers de l’instrumentation et de la manipulation via les réseaux sociaux dont sont friands les jeunes.

Le directeur de Sciences Po Bordeaux s’inquiète d’une éventuelle remise en cause par certains de l’universalisme républicain. Ce principe qui "renvoie à l’idée d’une unité du genre humain au-delà de la diversité culturelle de l’humanité" selon le réseau Canopé3, a effectivement du plomb dans l’aile au regard de l’intransigeance de certains mouvements étudiants vis-à-vis d’autres groupes ou des institutions. "On est passé en quelques années d’un universalisme désincarné à des principes d’égalité incarnés par des différences". Lorsqu’ils sont poussés à leur paroxysme et présentés comme "des vérités absolues", ces dogmes empêchent de faire société puisqu’ils n’autorisent aucun dialogue possible.

On peut parler de tout mais pas n’importe comment !

Dans ce contexte, l’exemplarité constitue un moyen efficace pour éviter les dérives, d’où la volonté du directeur de Sciences Po Bordeaux de mettre en lumière le rôle du référent éthique et déontologie de l’établissement. David Szymczak assure cette mission depuis deux ans. Dans son interview à lire ci-dessous, cet enseignant-chercheur docteur en droit public évoque la liberté d’expression, dont jouissent les enseignants-chercheurs, réaffirmés par la justice. Dans son arrêt de principe sur la liberté d’expression (Handyside, 1976) la Cour affirmait que cette liberté "vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérés comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de société démocratique". Partant de là, et face à un auditoire estudiantin de plus en plus "sensible" sur certaines thématiques, l’enseignant-chercheur se doit de trouver une difficile position d’équilibre comme l’explique David Szymczak. "Ce dernier ne doit pas chercher à "choquer pour choquer", y compris sur un mode humoristique. Mais il ne doit pas non plus tomber dans l’autocensure en évitant d’aborder certaines questions au motif qu’elles pourraient heurter les sensibilités d’une partie du public. C’est facile à écrire, c’est beaucoup plus difficile à faire et je vous parle d’expérience. C’est peut-être là d’ailleurs qu’au-delà de la déontologie et des règles qu’elle impose, intervient l’éthique personnelle". Voilà pourquoi une charte déontologique doit voir le jour début 2025 après validation du Conseil d’administration. Son objectif sera de fournir, dans un texte clair, un récapitulatif complet des règles et principes souvent dispersés dans divers documents. Car si "nul n’est censé ignorer la loi" les différences de "normativité" entre ses différentes dispositions peuvent être assez perturbantes, en particulier pour le non-juriste. Pour les étudiants comme le personnel, se pose aujourd’hui de façon de plus en plus sensible la question des limites et de leur interprétation. Un sujet sensible mais essentiel.

 

1 Les propos des anciens élèves cités ici sont extraits de l’édition spéciale publiée en 2018 par Sciences Po Bordeaux et intitulé « Sciences Po Bordeaux – Le livre des 70 ans »

2 La Fondation Anthony Mainguené, sous égide de la Fondation de France, s’attache depuis, à travers colloques, rencontres et échanges, à inscrire l’humain et les valeurs éthiques dans la formation des futurs dirigeants et au cœur du fonctionnement des entreprises.

3 Opérateur de la formation tout au long de la vie des enseignants et de la communauté éducative placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale

Interviews

Dominique Darbon, directeur de Sciences Po Bordeaux

"L'éthique n'est pas négociable"

Sciences Po Bordeaux dispose d’un référent "éthique et déontologie" depuis 2 ans environ. Pourquoi avez-vous souhaité mettre en lumière ces questions aujourd’hui ?

Les enjeux d’éthique et de déontologie font l’objet d’une attention particulière de notre part comme le montre notre association avec la Fondation d’Anthony Mainguené par exemple. Dans l’enseignement supérieur comme dans toute la société, on peut observer certaines contestations des principes gravés dans le "marbre universitaire", comme l’acceptation du pluralisme, la reconnaissance de la diversité et de l’égalité, l’affirmation de la non-discrimination, autrement dit les valeurs fondatrices de la République et de l’université. Le rappel à l’éthique et à la déontologie est donc essentiel. Il est cependant tout aussi crucial de lutter contre des perceptions caricaturales qui font des universités des espaces en perte de valeur, alors que comme pour Sciences Po Bordeaux, l’éthique universitaire est au cœur de toutes nos activités de formation, de recherche et d’éducation au sens large.

Soyons clair : Toute forme de discours, attitude ou action de haine ou de harcèlement, tout propos ou comportement antisémite, raciste, sexiste ou violant la liberté de choix, est systématiquement signalé et donne lieu à des sanctions disciplinaires. Le respect absolu de la liberté d’expression, de la liberté d’opinion passe par un dialogue respectueux et construit selon les règles de la raison et de la démarche scientifique. Le respect de la différence se décline avec le principe de l’égalité ; celui de la liberté d’opinion et d’expression avec l’arbitrage de la raison et de la méthode scientifique. Nul ne peut s’en exonérer.  Nul ne peut s’ériger en censeur d’idées qui lui sont contraires sauf à en démontrer l’abjection scientifique. 

Comment expliquez-vous ces évolutions de comportement ?

Les étudiants d’aujourd’hui ont évolué par rapport à leurs aînés, avec une formation différente et des références intellectuelles et politiques qui leur sont propres. Cette évolution logique s’est accompagnée d’un phénomène marquant, à savoir une disruption en matière de références.  Face à ces nouvelles grilles de lecture portées par la jeunesse, exprimant les enjeux de la mondialisation culturelle, les générations précédentes peinent parfois à s’y adapter. Les codes changent et la concurrence des valeurs complexifie les enjeux. Ce qui pose un double problème car certains élèves s’enferrent dans des postures qu’ils maîtrisent difficilement et nous – personnel éducatif et d’enseignement – éprouvons des difficultés à comprendre leur grille de lecture et, par conséquent, à poser nos actes. Par exemple, on est passé en quelques années d’un égalitarisme désincarné niant les différences à des principes d’égalité incarné par des différences.

Cette remise en cause ne pourrait-elle pas être salutaire ?

L’ouverture à de nouvelles valeurs et compréhension du monde est salutaire si sa finalité est de faire société pour et avec tous. Le problème ne réside pas dans la remise en cause des valeurs mais dans la qualité et les effets de ce qui est proposé comme alternative. La relecture de notre passé colonial par exemple peut favoriser un débat très riche entre étudiants et enseignants si l’attitude des uns et des autres s’inscrit dans un cadre scientifique où la controverse peut s’exercer. L’association de la notion de groupes à celle d’individu peut contribuer à mieux exprimer et protéger les droits humains. Malheureusement, ces propositions s’accompagnent parfois de comportements arbitraires et intransigeants, transformant ces ouvertures et possibilités en assignations et en confrontation frontale rendant caduque tout dialogue. Certains groupes communautaires refusent par ailleurs au nom de telle ou telle idéologie le droit à d’autres de s’exprimer – parfois violemment - rendant tout vivre-ensemble impossible. Ces attitudes sont des non-sens juridiques, éthiques, déontologiques mais aussi scientifiques. À l’université, tous les débats se fondent sur la notion d’intégrité scientifique. Toutes les positions sont acceptables si elles se fondent sur des faits vérifiés. La rumeur, les croyances et la désinformation n’ont pas leur place. Or, nos étudiants comme les autres sont confrontés aux réseaux sociaux et leurs kyrielles de "données", dont il faut pouvoir faire le tri. Je n’évoque même pas l’instrumentalisation de fake news par certaines organisations…On peut parler de tout, mais pas n’importe comment. L’éthique n’est pas négociable !

L’opinion a été marquée par les agissements de certains étudiants dans des IEP. Craignez-vous que ces affaires ternissent l’image de Sciences Po Bordeaux et de l’enseignement supérieur ?

Ces événements ont mis en exergue un phénomène qui se vérifie largement en France et en Europe. Les grandes écoles de renom, comme Sciences Po Bordeaux, dont l’ADN est précisément de former les étudiants à la confrontation politique et culturelle dans son sens le plus noble de disputatio, sont désormais la cible prioritaire des attaques de ceux qui rejettent les exigences de l’éthique universitaire. C’est la remise en cause de cet ADN, d’où qu’elle vienne, de ce droit pour tous à la disputacio et donc à la liberté d’opinion et d’expression modérées par la seule raison et la démarche scientifique, qui est inacceptable et vient ternir l’image des IEP de France. Sciences Po Bordeaux n’échappe pas à ces tensions et tentatives. Mais, nous avons pu compter sur les valeurs de nos étudiants et de leurs associations, et des enseignants et personnels administratifs pour maintenir en permanence le dialogue dans un respect mutuel, au-delà de nos oppositions. La notion de respect est au cœur de ces échanges et nous permet au-delà de nos divergences d’accepter d’autres positions et d’interroger les nôtres. L’enjeu est d’abord de protéger l’institution pour qu’elle reste ce qu’elle est, l’Alma mater autour de laquelle chacun, dans sa diversité, se rassemble autour des valeurs fondamentales. Si certains s’en inquiétaient, tellement cette petite musique est diffusée par les réseaux sociaux et autres chaines d’information, que les choses soient claires : notre école n’est inféodée à aucun mouvement ou idéologie, n’est corrompue ni par le "wokisme", "la cancel culture" ou "l’islamo-gauchisme", ni par "l’ultra-libéralisme" ou "la réaction" pour ne citer que ces termes creux à la mode aujourd’hui. Ces accusations ineptes, ne reposant sur aucune preuve recourent à des artifices de communication pour tenter de décrédibiliser le cœur de notre métier : former des citoyens dans leurs différences de tous types, armés par la méthode scientifique et la raison, capables de discernement et constituant ensemble les futurs dirigeants.

Qu’attendez-vous de la charte déontologique qui doit voir le jour début 2025 ?

Cette charte rappelle les principes d’éthique et de déontologie auxquels le personnel de l’établissement doit se conformer. Nous vivons une ère de transition économique, sociale, environnementale mais aussi culturelle qui peut générer de la confusion et de l’incertitude. Cet énoncé permet de revenir aux fondamentaux de la vie de notre institution. La présentation de la charte se fera en Conseil d’administration pour donner un caractère solennel au texte et sera, je l’espère, l’occasion d’échanges permettant de rappeler nos valeurs, nos principes autant que nos droits et nos obligations. L’important est de faire vivre ces valeurs et ces principes par nos échanges et nos pratiques quotidiennes. L’éthique est à ce prix : elle ne se décrète pas, elles se pratique.

David Szymczak, référent éthique et déontologie de Sciences Po Bordeaux

"Informer, conseiller et instruire si nécessaire"

Que recoupent les notions d’éthique et de déontologie et quelle définition en donnez-vous ?

Ces notions sont relativement proches même s’il existe une pluralité de définitions pour chacun de ces termes. Pour faire simple, on peut dire que la déontologie est l’ensemble des règles, bonnes pratiques et des devoirs propres à une profession, à l’instar de l’étymologie de ce terme qui vient du mot grec déon "ce qu’il convient de faire". À cet égard, certaines règles déontologiques peuvent être communes à l’ensemble des professions ou à l’ensemble d’un corps professionnel, dont les agents de la fonction publique par exemple. L’éthique peut être comprise plutôt comme une réflexion personnelle de ce qui est bien et mal, et partant comme un auto-questionnement sur la meilleure façon d’agir dans une situation déterminée. Ce sont des valeurs personnelles que l’on s’impose au terme d’un processus réflexif. 

Est-il aussi question de morale lorsqu’on parle d’éthique et de déontologie ?

Cette troisième notion doit être ajoutée selon moi. La morale correspond à des normes et à des valeurs respectées par une société humaine à une époque déterminée. Il n’y a pas si longtemps que cela, l’homosexualité était considérée comme contraire à la morale alors qu’aujourd’hui les propos et comportements homophobes sont pénalement sanctionnés. Plus proches de nous encore, certains propos et comportements sexistes, voire certaines agressions à l’encontre des femmes étaient encore considérés comme "normales". Mais plus que la morale, ce sont peut-être les changements sociétaux qui influent sur les règles déontologiques. À l’université par exemple, le rapport enseignant – étudiant n’est clairement plus le même qu’il y a 20 ou 30 ans. Et cela se reflète dans certaines règles déontologiques actuelles qui paraîtraient sans doute inconcevables à certains de mes anciens professeurs

Vous êtes docteur en droit public, spécialiste des Droits de l’Homme. Le besoin d’éthique et de déontologie laisse-t-il entendre qu’il est nécessaire d’interpréter aujourd’hui les cadres juridiques existants (dont celui de la liberté d’expression) parce qu’ils sont soit dépassés, soit bafoués, soit mal interprétés ?

Dépassés, je ne pense pas. Le droit évolue tellement vite et de façon tellement réactive, notamment en France, qu’il peut difficilement l’être. Bafoué, le terme me semble un peu fort, surtout à l’université et encore plus à l’IEP de Bordeaux où à ma connaissance il n’y a pas de problème majeur. Mal interprété, en revanche, c’est fort probable en particulier pour la liberté d’expression. Mais ce n’est guère étonnant tant il est parfois difficile de faire la part des choses entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas l’être. Il est nécessaire donc de concilier cette liberté de parole très étendue avec le nécessaire respect de la dignité de l’auditoire mais aussi le devoir de neutralité, notamment en matière politique voire religieuse. Certes, il ne devrait plus y avoir d’ambiguïté pour certains propos, sexistes, racistes, homophobes qui sont clairement prohibés et même pénalement réprimés. Mais pour le reste, c’est tout sauf évident même si la jurisprudence interne ou européenne donne des clefs de compréhension, par exemple en distinguant allégation de fait et jugement de valeur ou encore, en déterminant les limites des discours acceptables. 

Comment abordez-vous votre rôle, dont les contours sont larges : intégrité, probité, impartialité, conflit d’intérêts, respect de chacun, etc. ?

Mon rôle dépend en réalité du mandat donné par les textes aux déontologues de l’enseignement supérieur. Pour simplifier, on peut dire qu’il y a essentiellement trois aspects. Le premier tout d’abord est une fonction générale d’information envers la communauté professionnelle de l’IEP sur les principes et règles à respecter. Le second ensuite correspond à une fonction particulière de conseil en direction des agents de l’établissement qui auraient des problèmes particuliers, comme un besoin de clarification de certaines règles ou un doute sur leur situation personnelle. Le troisième pour finir s’apparente à une fonction d’instruction des éventuelles alertes si nécessaire, portant sur un manquement allégué à une règle de déontologie, en particulier les cumuls d’activités non autorisés et les conflits d’intérêts. Je précise par ailleurs qu’il existe bien d’autres intervenants concernés par ces questions, en particulier pour les problèmes rencontrés par les étudiants. Je pense notamment aux services juridiques de l’IEP, à la cellule de veille et d’écoute et, en son sein, au Chargé de mission égalité de genres, lutte contre les violences et les discriminations.

Une charte déontologique à destination du personnel est en cours de constitution. Sera-t-elle plutôt un rappel des règles à respecter ou plutôt un guide des bonnes pratiques ?

Un peu des deux en réalité. La plupart des dispositions de la charte ne sont en réalité que des rappels de règles à respecter figurant déjà dans d'autres textes normatifs, comme le code de la Fonction publique notamment. A l'inverse quelques unes d’entre elles sont, en l'état, davantage des guides de bonnes pratiques. Pour autant, même si une charte de déontologie n’a pas de valeur juridique contraignante en soi (on parle à cet égard de “soft law”), le non-respect de certaines dispositions à caractère règlementaire pourra donner lieu par ailleurs à des sanctions disciplinaires, voire même pénales.

Enfin, précisons que, sur le plan déontologique, la Charte s’appliquera uniquement au personnel de l’IEP, à l’exclusion des étudiants, sauf lorsqu’ils siègent au conseil d’administration. Cela s’explique par le fait que les étudiants ne sont pas considérés comme des "professionnels". Cependant, cela ne signifie pas qu’ils sont exemptés de toute obligation. Leurs devoirs, ainsi que les éventuelles sanctions en cas de manquement, sont régis par d’autres documents, tels que le règlement intérieur ou le règlement des études.