06 juin 2024|Recherche

Former par la recherche : l'autre vocation du CED

Centre Émile Durkheim (CED)

Reconnu pour la richesse et la diversité de ses travaux de recherche en sciences sociales, le Centre Émile Durkheim compte plus de 70 doctorantes et doctorants, soit près de 50 % de son effectif. Pourquoi un tel effectif et quelles sont les perspectives professionnelles de cette nouvelle génération de chercheuses et chercheurs ?

Le Centre Émile Durkheim (CED) est avec Les Afriques dans le Monde (LAM) l’un des deux laboratoires de recherche de Sciences Po Bordeaux. Issu de la fusion d’équipes de science politique et de sociologie, il couvre un large champ de sciences sociales, s’ouvrant également au droit et à l’économie. Il rassemble une soixantaine de scientifiques du CNRS, de l’université de Bordeaux et de Sciences Po Bordeaux, ainsi qu’une douzaine de personnels administratifs et techniques et d’appui à la recherche. Nous pourrions évoquer la richesse et la diversité des travaux reconnus de ses chercheuses et chercheurs titulaires. Mais c’est une autre cohorte – plus rarement mise sous les feux de la rampe - que nous souhaitons mettre en avant ici : ses doctorantes et doctorants. « Notre laboratoire est constitué à 50 % de doctorantes et doctorants qui constituent une force vive dont nous sommes fiers et qui participent activement à nos activités » précise Sophie Duchesne, directrice du Centre Émile Durkheim et directrice de recherche au CNRS. Au nombre de 72 actuellement, à raison d’une douzaine de nouveaux et nouvelles venu·es chaque année pour autant de thèses soutenues, ce bataillon de jeunes femmes et de jeunes hommes regroupe « des apprenti·es enseignant·es-chercheur·ses » qui travaillent pendant quatre à six ans sur un sujet de recherche en vue d’obtenir le diplôme de docteur, le plus haut diplôme universitaire reconnu en France et à l’étranger. Eva Portel et Hugo Verrier, deux d’entre eux, nous font part de leur motivation et du regard qu’ils portent sur le CED. Ils témoignent aussi de leur engagement dans cette voie alors qu’ils sont pleinement conscients des difficultés de débouchés, une problématique que n’éludent ni Sophie Duchesne, ni Andy Smith, directeur adjoint de l’École doctorale EDSP2 (Sociétés, Politique, Santé publique) placée sous la responsabilité de l’université de Bordeaux.

Une thèse : pour quoi faire ?

L’obtention d’un poste dans l’enseignement supérieur et la recherche académique n’a jamais constitué le seul débouché pour les doctorantes et doctorants. Cette source de recrutement – qui a toujours été très sélective – s’est en partie tarie au fil des décennies, même si elle reste encore pour beaucoup une voie royale. « La plupart de nos doctorants qui commencent une thèse espèrent devenir chercheurs au CNRS ou maître de conférences en France ou à l’étranger. Nous les encourageons à ce titre à exceller pour que leur thèse coche toutes les cases pour être éligible à un recrutement universitaire. Mais comme les places sont chères, il est de notre devoir de les sensibiliser à des carrières non académiques où leur savoir-faire est aussi apprécié. Nous commençons ce travail d’information dès le master ! » précise Andy Smith. Lequel souligne l’intérêt grandissant des bureaux d’études du privé, d’entreprises publiques ou de collectivités à leur égard, sans parler de l’État. Non seulement il y a de nombreuses façons de poursuivre une activité de recherche en dehors de l’université, mais plus largement, la formation par la recherche acquise avec un doctorat prédispose à occuper des positions de responsabilité dans des secteurs divers, dont l’administration. Ici la France est bien singulière. Dans la plupart de ses voisins occidentaux, le PhD (philosophia doctorae, qui désigne ce qui correspond en France à la thèse de doctorat en sciences humaines et sociales) ouvre la voie aux responsabilités au plus haut niveau. Les choses ont cependant commencé à changer pour les docteur·es français·es au milieu des années 2010.

Vivre pendant la thèse

Avant de se projeter dans l’insertion professionnelle, les « thésardes et thésards » doivent financer leur formation par la recherche. La source de financement la plus recherchée est le contrat doctoral (contrat de travail à durée déterminée de droit public) assurant un financement pendant trois ans. Il est distribué sur concours par les écoles doctorales, ou adossé à un contrat de recherche (financement régional, national ou européen). De plus, le dispositif Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche) créé en 1981 pour renforcer les échanges entre les laboratoires de recherche publique et les milieux socio-économiques prend de l’ampleur. Il offre la possibilité à un employeur de bénéficier d’une aide pour rémunérer une doctorante ou un doctorant pendant trois ans, laquelle ou lequel équilibre son temps entre l’entreprise d’accueil et son travail de thèse. À ces contrats de trois années succèdent souvent un poste d’ATER, contrats d’enseignement réservés à la fin de thèse ou l’après-thèse, renouvelables un an. Enfin, quelques doctorant·es préparent leur thèse en parallèle d’une autre activité professionnelle, mais sont de moins en moins nombreux à le faire, tant les réalisations attendues pendant la thèse – recherche, mais aussi enseignement, missions, publication, valorisation – ne cessent de croître.

Une formation méthodologique exigeante

Le CED accorde beaucoup d’attention à la formation méthodologique de ses doctorantes et doctorants. Viviane Le Hay, ingénieure de recherche au CNRS, pilote cette mission, épaulée par Léo Mignot, ingénieur de recherche en production, traitement et analyse de données. « Notre rôle est de sensibiliser les élèves de l’école doctorale aux différentes approches empiriques à partir desquelles ils vont construire leur travail de recherche. Pour chacun d’eux, nous mettons en évidence leurs intérêts, mais aussi leurs limites et leurs biais ». Des ateliers méthodes sont organisés à cet effet régulièrement, avec la mise en place de formations à des logiciels, l’intervention d’un·e collègue spécialisé·e dans une méthode particulière, ou encore des temps d’échange sur les questionnements des doctorantes et doctorants. « Ces ateliers sont interactifs et ouverts pour la plupart à des chercheurs extérieurs à Sciences Po Bordeaux, en sciences humaines et sociales. Ces échanges interdisciplinaires sur nos méthodologies sont féconds », précise Viviane Le Hay. La formation méthodologique aborde plus largement les champs des études « qualitatives » mais aussi « quantitatives ». Sur ce dernier point, Viviane Le Hay voit d’un très bon œil la volonté de Sciences Po Bordeaux de renforcer la culture scientifique des étudiants de 1er et de 2e cycle de l’école. « Des sondages aux mesures de l’inflation en passant par la courbe du chômage ou les algorithmes, le chiffre est omniprésent et devient un outil de gouvernance. Nos étudiants ont besoin à la fois de réfléchir aux enjeux des données quantitatives, mais aussi de savoir les appréhender ». Le CED participe d’ailleurs activement à la démarche puisque ses doctorantes et doctorants sont sollicités depuis la rentrée 2023 pour assurer le nouvel enseignement DECA (Données : enjeu, collecte et analyse) en direction des premières et deuxièmes années à l’ensemble de chaque promotion. « C’est un bon moyen pour eux d’appréhender la méthodologie des données quanti et donc de renforcer leur savoir-faire, sur le plan méthodologique mais aussi pédagogique ».

Des thèses en résonance avec l’actualité sociétale

La richesse du CED, c’est aussi un large spectre de recherches en lien direct avec les questions sociétales et d’actualité. Le fait que de plus en plus de thèses « maison » portent sur les questions environnementales et climatiques n’est pas le fruit du hasard. La liste des thèses en cours est consultable ici. Plus largement, l’objet de recherche vise un champ de la sociologie ou de la science politique dont la diversité reflète le cadre des questions intellectuelles qui animent les discussions nationales et internationales des sciences sociales : les transformations sociales et politiques sont au cœur des projets de thèses menés au CED. « Les doctorantes et doctorants sont partie prenante de l’ensemble des activités du CED dans une logique collective qui ne fait aucune dichotomie entre ces derniers et les chercheurs titulaires. Les séminaires et les ateliers organisés chaque semaine sont ouverts à tous sans distinction » souligne Olivier Cousin. Ce dernier met en avant à ce titre le bénéfice de cette mixité inhérente au fonctionnement du laboratoire, pour les uns comme pour les autres. Tous ces événements sont organisés par des équipes qui mêlent toutes chercheuses et chercheurs titulaires et en formation. Les doctorant·es sont, enfin, invité·es à participer activement à la vie du laboratoire et cet engagement participe de leur formation.

Une triple vocation

Laboratoire généraliste, le CED produit un grand nombre d’enquêtes empiriques et attache une importance particulière aux enjeux de méthodes. Il accorde beaucoup d’attention à la formation par la recherche des doctorantes et des doctorants, tout en s’efforçant de leur ouvrir des perspectives de carrière qui dépassent les frontières de l’université, en les sensibilisant à l’ampleur des compétences acquises au fil de la réalisation de leur thèse, à commencer par l’autonomie et la capacité à interroger en profondeur la réalité. Enfin, le CED s’efforce également de contribuer aux efforts pour « faire sortir » les savoirs de l’université, afin que les résultats des travaux menés par ses chercheuses et chercheurs, doctorantes et doctorants compris, puissent porter leurs fruits et contribuer à l’amélioration de la société. Ce faisant, le Centre Émile Durkheim est fidèle à la pensée de celui dont il emprunte le nom et qui a débuté à Bordeaux la rédaction de ses ouvrages de sociologie. « En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence » a écrit le célèbre sociologue.

Interviews

Eva Portel, doctorante en science politique : « Le plaisir d'investiguer »

Quel a été votre parcours jusqu’à aujourd’hui ?

Je suis originaire de Bergerac en Dordogne. Après mon bac, j’ai postulé à la Licence Droit et Langues (anglais) à l’université Bordeaux-Montesquieu. J’ai intégré l’IEP en passant le concours pour entrer en troisième année. J’ai effectué le master Politique internationale (PI) suivi d’un stage en tant qu’assistante de recherche à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM), ma première initiation au monde de la recherche. J’ai ensuite postulé à des bourses doctorales, sans succès. C’est pourquoi je me suis accordé une année supplémentaire pour travailler mon projet de thèse tout en suivant une licence d’arabe. J’ai de nouveau candidaté, obtenu cette fois un contrat doctoral, et commencé ma thèse en octobre 2020.

Pourquoi le choix d’une thèse (alors que l’on sait que les débouchés professionnels sont limités) ?

Bonne question ! On ne prend vraiment conscience des difficultés qu’une fois en thèse. Je pense cependant qu’il faut nuancer cette problématique. L’emploi dans le milieu universitaire est extrêmement compétitif et il faut enchaîner parfois jusqu’à dix contrats (courts) entre la fin de la thèse et le premier poste permanent. Néanmoins, ce « parcours du combattant » prépare à l’acquisition d’une série de compétences qui sont recherchées dans d’autres secteurs, au sein des collectivités territoriales et locales ou dans le privé. En contrepartie, la thèse offre, une grande liberté. Il ne faut pas penser au doctorat comme 5 ans passés à lire et écrire un livre de 500 pages que personne n'ouvrira. Au contraire, je dispose de ce temps pour résoudre une enquête. Je dois identifier le problème, trouver des preuves, les analyser et les organiser. Je dois aussi aller rencontrer des gens concernés par mon sujet et comprendre leur point de vue. Il faut ajouter à cela des activités d’enseignement, la participation à des conférences ou des réunions administratives, notamment au sein du labo…

De quoi traite votre thèse ?

Ma thèse s’intitule « Les enjeux stratégiques du patrimoine culturel en temps de conflit armé. Le cas de l’État islamique en Irak et en Syrie (2014-2019) ». J’étudie les destructions de monuments menées par l’EI (le site archéologique de Palmyre en Syrie par exemple) et montre comment ces actes ne sont pas uniquement liés à des raisons religieuses et comment ils répondent à des enjeux militaires ; à ce titre, ils ont une place à part entière dans les dynamiques du conflit armé. Si l’on parle fréquemment du patrimoine dans les médias ou dans le monde scientifique, il est souvent laissé de côté par le monde militaire. Mon travail essaie donc de faire le lien entre deux domaines qui dialoguent peu entre eux. Ce sujet est toujours d’actualité au demeurant. Je pense notamment à la Russie qui a mené une série de destructions culturelles ciblées en Ukraine et organisé le pillage de plusieurs musées.

Quel regard portez-vous sur le Centre Émile Durkheim (CED) ?

Le CED est un laboratoire très dynamique, qui organise selon un rythme soutenu des formations, des séminaires ou des ateliers. Il dispose également de beaucoup de moyens, au moins financiers, qui permettent de soutenir la recherche. Dans mon cas personnel, le laboratoire a pu couvrir tous les besoins liés à ma thèse (frais de transport et d'hébergement lors de déplacements, logiciels, formations, colloques, etc.). 

Hugo Verrier, doctorant : « Je mesure ma chance »

Quel a été votre parcours jusqu’à aujourd’hui ?

J’ai grandi à Pau et suis arrivé à Sciences Po Bordeaux juste après mon bac. J’y ai fait tout mon parcours universitaire jusqu’à aujourd’hui : j’y ai obtenu un master de recherche en Science Politique et Sociologie Comparatives en 2022, avant de décrocher un contrat doctoral pour une thèse au CED. Je suis aujourd’hui en fin de 2e année de thèse, représentant des doctorant·e·s auprès du laboratoire et je suis enseignant vacataire en Analyse Politique, un cours que j’avais moi-même reçu en arrivant en 2017 !

Pourquoi le choix d’une thèse (alors que l’on sait que les débouchés professionnels sont limités) ?

Je ne me suis jamais dit que j’allais faire une thèse pour faire carrière dans la recherche. Je prends de plus en plus conscience du peu de débouchés universitaires mais ce n’était pas du tout une donnée dont je disposais, ni que je prenais en compte avant de me lancer dans ce projet. Je ne vais pas dire pour autant que je suis arrivé là par hasard. Simplement, j’ai suivi un master recherche parce que j’avais pris beaucoup de plaisir à rédiger mon mémoire de licence. Nous étions confinés à ce moment-là et je me suis plongé dans mon sujet. Et j’ai décidé de faire une thèse après le master parce que mon plaisir à faire de la recherche était intact.

De quoi traite votre thèse ?

En l'état, ma thèse s’intitule "Redéfinir la légitimité politique dans un contexte de discrédit pour le mandat de député : le cas français (2002-2022)". Je me demande sous quel jour les parlementaires français se sont présentés pendant les élections législatives depuis 20 ans : qu’ont-ils mis en avant ? Leur parti ? Leurs idées ? Leurs caractéristiques personnelles ? Leur carrière politique ? Implicitement, qu’est-ce qu’ils considèrent comme légitime pour se faire élire député, et donc pour exercer leur travail de représentation du peuple. J’ai choisi de travailler sur ce sujet car il me semble que les luttes pour définir qui est légitime à représenter ont été centrales ces dix dernières années. De plus, la science politique traite beaucoup de la manière dont le rôle des responsables politiques est perçu au quotidien, mais interroge peu la manière dont ils en rendent compte au moment de se faire (ré)élire.

Quel regard portez-vous sur le Centre Émile Durkheim (CED) ?

Je suis très content d’être au CED et je mesure ma chance. Pour le dire sincèrement, jusqu’au début de ma thèse j'ignorais à quel point Sciences Po Bordeaux pouvait s’enorgueillir de ses laboratoires de recherche. D’abord, et même si nous en manquons cruellement par rapport à des laboratoires de taille comparable, nos personnels d’appui à la recherche (gestion des financements, des missions et des invitations, communication, documentation…) sont exceptionnels. Nous avons des chercheuses et chercheurs très dynamiques, des projets de recherche extrêmement variés, ce qui offre des soutiens aussi bien méthodologiques que théoriques nombreux. Nous bénéficions aussi d’un soutien financier précieux pour réaliser la meilleure thèse possible et la partager. Enfin, et pour le dire un peu naïvement, je trouve au quotidien qu’il y a une super ambiance !